Je me suis plongée dans la lecture de “Et l’ombre s’est épaissie”. Lecture ininterrompue jusqu’à la fin. Et re-lecture immédiate du tout après, avec en tête l’architecture globale du texte.
A l’extérieur, le silence le plus total a baigné ces 2 lectures successives et enchainées. Car à l’intérieur, c’est le vacarme, en même temps que le choc et la sidération. Je pèse mes mots car je connais un peu le sujet traité dans ce livre… il ne souffre pas la moindre médiocrité.
Et le récit est mené de main de maître. Il tient toutes ces promesses. Forme et fond s’imbriquent de manière impitoyable, en une mécanique de grande précision, pour embarquer le lecteur dans une histoire dont on sait dès le départ qu’elle va être difficile. L’auteure ne nous épargne rien, tire le lecteur abasourdi toujours plus loin dans ce passé et la transmission morbide de celui-ci.
L’habileté et la réussite totale tiennent, à mon sens, en grande partie dans le point de vue narratif. On entre dans la tête, les pensées et les souvenirs les plus noirs de cette femme et on n’en sort plus.
Au départ, le lecteur est un peu perdu dans les noms, les lieux et les liens des personnages entre eux. D’où cette impression de chaos intérieur, qui rejoint le chaos du lieu dans lequel vit cette Eva/Jeanne. Et ce dont j’ai eu l’impression, c’est que ce chaos recèle un flou qui protège encore le lecteur du pire à venir. Vers lequel nous emmène irrévocablement l’auteure.
Au fur et à mesure que les personnages, leurs liens et leurs actes nous apparaissent plus clairement, apparait plus distinctement l’horreur de ce qu’ils ont vécu. Comme si, au fur et à mesure que l’on pénétrait plus avant dans les pensées de la narratrice, l’auteure nous lâchait peu à peu la main pour que nous soyons en mesure de réaliser l’étendue de ces vies, survies, transmissions, d’une horreur indicibles.
Car là est la gageure absolue ; Eva-Jeanne Kupfer ne voulait pas dire, refusait la parole et la transmission, elle le fera malgré tout, car il le faut, dans un monologue intérieur a postériori avec sa fille, un échange hallucinant par delà la mort.
Emilie Patrie, la jeune doctorante que j’avais rencontrée et qui avait intégré “Le ciel de Birkenau” dans son travail, avait parlé de “contagion mémorielle”. Avec ce texte, j’oserai parler de déflagration mémorielle. La mort de la narratrice est un soulagement pour le lecteur. Car comment survivre encore à cette mémoire qui empoisonne la mère comme la fille l’a fait. A la fin, il ne reste rien. Et c’est à partir de ce rien là qu’il faut reconstruire.
Moi qui ai affronté un sujet quasi similaire, je m’incline plus bas encore que n’importe quel lecteur devant ce travail magistral. S’emparer de cette ombre, batailler avec ces fantômes-là sur le plan littéraire est une tâche ô combien difficile. Elisabeth Laureau-Daull y est admirablement parvenu.
Isabelle Blondet-Hamon 28-03-2018