« La peinture est chose mentale ». C’est dit, dès la Renaissance, et par quelqu’un qui s’y entend. Mais quatre siècles durant, encore, les peintres travailleront sur le modèle, s’appliqueront à transférer la création sur la toile parce que c’est à ce prix, par ce détour, que nous la voyons. La vie que nous menons, le travail et les tracas, la hâte nous absorbent si bien que nous risquons de n’avoir pas été au monde, à sa richesse infinie, à sa splendeur. Il existe, par bonheur, des artistes pour en relever les contours, en inventorier la teneur et cette image, si elle vaut, ce n’est pas en elle-même mais pour nous rendre visible, faire effectivement exister ce qui, littéralement, nous crevait les yeux.
La réalité, dit quelque part un philosophe, c’est « ce qui déjoue nos attentes et contrecarre notre volonté ». L’histoire, le mouvement, qui ont précipité leur cours depuis l’éveil des Temps Modernes, sont à l’oeuvre dans tous les secteurs d’activité, et jusque dans ceux qui semblent étrangers à son principe moteur, la poussée des forces productives er le bouleversement consécutif des rapports de production, la lutte des classes.
Le moment vient, à l’aube du siècle dernier, où la civilisation occidentale révoque en doute ses propres fondements. Un tout jeune employé de bureau des brevets de Berne, en Suisse, a pris connaissance de l’expérience qui établit que la vitesse de la lumière est invariable. Il faut donc postuler, pour équilibrer les équations de la physique, que l’espace et le temps sont élastiques, relatifs. Un médecin viennois, de son côté, invite les individus conscients que nous sommes ou supposons être, à se demander si leur idéaux, leurs actes les plus apparemment rationnels et moraux n’accuseraient pas l’obscur empire d’une pensée que leur pensée refuse d’avouer, d’un inconscient. La littérature, cette forme hautement élaborée, cette expression approchée de l’expérience est prise, elle aussi, d’un doute profond. Marcel Proust, chez nous, a passé sa vie à chercher, sans succès, le thème de son oeuvre et livre le récit de cette recherche vaine pour l’oeuvre qu’il n’a pu écrire. Un nom, celui de Duchamp, résume la crise que traverse, au même moment, l’invention plastique. La photographie, depuis cinquante ans et plus, permet d’obtenir instantanément le double du monde que les artistes s’appliquaient à relever avec leur palette et leurs pinceaux. Et quel sculpteur serait capable de fabriquer la roue de bicyclette parfaite, à jante incurvée et rayons d’acier, qui sort par dizaine de milliers d’exemplaires des chaînes de l’industrie?
L’art se trouve brutalement délié de ses attaches externes. Picasso, qui les possédait au suprême degré, enfreint tous les canons de l’anatomie. Braque colle des coupures de journaux sur ses toiles. L’abstraction constitue, rétrospectivement, l’aboutissement nécessaire de ce tournant. Pour des raisons qui, dans chaque cas, demanderaient à être portées au jour, des peintres ont su s’affranchir, faire droit à leur temps, au présent, dans l’incertitude et l’humilité qu’il prescrit – et Bazaine en est -, les autres pas.
On s’attend à ce que l’art brise la totalité de ses attaches, non seulement référentielles – le modèle, le motif – mais géographiques, sociales, institutionnelles – les endroits auxquels il était inféodé, l’Italie d’autrefois, le Paris de l’Impressionnisme… Tel n’est pas tout à fait le cas. Bazaine a vu le jour à Paris. Il travaillera, sa vie durant, à Clamart, qui se trouve à trois pas, mais à mi-temps, seulement. Le restant, il le passe à Saint-Guénolé Penmarc’h, sur la côte sauvage, au voisinage énorme, agitant de l’océan. Il ne se soucie pas de le peindre, comme tant de confrères attachés à l’objet, au pittoresque, prisonniers du passé. Il en a besoin pour faire tout autre chose, se mettre lui-même dans un certain état que le littoral breton semble seul susceptible, semble-t-il, de susciter. Lequel ? C’est aux naturels de nous l’explique. Bernard Berrou s’en est chargé.
Pierre Bergounioux