Éloge du secret

La vérité n’existe pas : elle ne prend sa “lisibilité” qu’avec la forme qui la transcende et la circonscrit car elle-même est inexprimable.

A l’inverse le secret est un fond, un fond multiple (plus qu’Un) en dépit d’une tête qui dépasse. Ce qui compte ce sont toutes celles qui se cachent derrière.

 

Bruno Edmond en a recensé dix-sept, ce qui n’est déjà pas si mal. Un tel nombre bâtard évite à la fois la mise en modélisation (elles sont trop nombreuses comme le catalogue (elles ne le sont pas suffisamment).

 

Prenant têtes, s’envisageant sur un mélange de pulsions et de réflexions, le secret en une telle fiction porte en lui son Fatum entre la lumière et l’ombre, l’intelligence et l’instinct, à travers la chair pensante aussi.

Surgit paradoxalement ce qui le dépasse, qui dépasse le langage en tant qu’outil de communication.

 

Le secret, certes, ne possède pas par essence de fonction de nomination, de révélation : mais c’est pourquoi l’auteur lui donne, par défaut, des images : à savoir des visages qui viennent mettre à mal les vérités d’usage.

Le registre du récit possède par ailleurs un avantage : il n’impose rien, au contraire il se cache : cela ne veut pas dire qu’il avance pour autant masqué. Il peut devenir ce que Leliana Klein nomme “le langage obligé” qui s’inscrit en faux contre les lettres d’or de la “loi” de la pseudo-vérité de l’Un.

 

Dans Dix-sept têtes, le secret est donc incarcéré mais libre. En sa multi encéphalités il reste le ferment réactif contre les images et idées connues et reconnues et fait ressurgir les images naïves et sourdes cachées au profond de l’humain.

En ces têtes le secret donne ainsi de l’existence contre l’essence car elles révèlent le cri (parfois muet) de la vie, de l’expérience intérieure. Pour autant les têtes ne servent pas à “instrumentaliser” le secret. Elles remontent vers lui et vers la sagesse qui n’a plus que le goût du temps qui fait long feu. En leur rhétorique spéculaire elles mettent en images tout un réservoir pulsionnel.

C’est le moyen pour Bruno Edmond de livrer ce qu’on peut appeler l’expérience vitale majeure : ses têtes (même tournées sur elles-mêmes) passent entre les mailles sinon de l’invisible du moins de l’interdit et n’escamotent plus ce qui sur ou sous détermine l’être.

 

C’est le moyen de légender la vie intérieure afin de lui donner plus de consistance et de nous permettre de glisser de l’ombre à la lumière. Il s’agit aussi de faire plier la poutre maîtresse de la loi par une démultiplication. Celle-ci devient l’appel à différentes formes de complémentarités.

 

Un tel récit actualise de la sorte un possible excessif. Il fait des autres de nous non des étrangers mais des semblables, des frères, des jumeaux. Il nous accorde à la pure contemplation de la vie intérieure.

Certes, cela ne veut pas dire que chez le lecteur elle va changer : Bruno Edmond ne se prend pas pour un fabricant de vérités.

Mais ses têtes, dans leur propension païenne et contre le religieux que tout institution porte en elle et fomente, font surgir comme une marée montante : entre parole et visibilité se perce la nuit de l’être.

 

Déchirures et sutures, stries : soudain la coque du scarabée éclate. Son œuf aussi. L’être traverse une surface mais il n’est pas englouti : au contraire il voit.

Il y a ce passage, de l’ordre de la destruction, de la nécessaire destruction.

Cela revient à aller plus profond, au réel inconnu. S’inscrit le corps rappelé à l’existence par delà les frontières. Demeure son nécessaire vertige : se faire, se défaire au milieu des remous.

Surgit l’odeur poreuse de la mère, le flot, le tremblement, une combustion intime, une adhérence étroite à ce qu’il en est de soi.

 

Il y a un arrêt, un verdict circonstancié, l’axe violent d’une vide qui nous dit “vois” et qui nous prend la tête pour la démultiplier et voir ce qui se cache non derrière mais dedans.

 

Jean-Paul Gavard-Perret