Il y a là, dans ce livre, comme une force étrange.

Il y a là, dans ce livre, comme une force étrange. Il semble ne rien se passer. Il ne se passe d’ailleurs rien au sens d’un récit ou d’un roman classique.

Pourtant, irrésistiblement, je suis de nombreuses péripéties. Celles des mots, je pense. Et je vous suis. Je m’étonne de moi-même, mais je vous suis. Quand vous arrêtez, page 42, je m’étonne de vous. Comment avez-vous pu vous arrêter ? Comment avez-vous pu reprendre ? Ces deux questions sont identiques et insolubles pour moi.

 

Chaque soir, je lis. Je relis. Des pages qui se suivent. Parfois au début. Parfois à la fin du livre. Jamais une page par-ci ou par-là. Toujours une suite de pages.

Ainsi je connais et reconnais des zones du livre. Je trouve des endroits plus familiers et plus chauds. J’aime beaucoup les pages du début. Elles sont, je trouve, plus à vous. Vers la toute fin, elles sont plus à Claude Simon. Chose incroyable, il apparaît agaçant, Claude Simon. Aussi agaçant qu’Epsilon. Il est pourtant l’auteur aussi, d’une certaine façon, du texte. Pourtant, comme Epsilon peut agacer, ses interventions perturbent et arrêtent. Comme Epsilon.

 

Je ne veux pas savoir qui est Epsilon. D’ailleurs je ne l’imagine pas concrètement. Il semble, à vous lire, capable d’avoir un corps, un torse et un désir mais je le ressens plus comme une ambiance, une chaleur ou un silence habité.

 

Déformé par les auteurs et les textes déjà lus, j’y repense parfois, pendant la lecture. Ce sont mes « Epsilon » à moi. Il ne s’agit pas ici de comparer — votre texte est incomparable — il s’agit de mettre ensemble, pendant le temps d’une pensée, des connivences.

Ainsi, aux premières lectures de vos Noces, je me suis rappelé l’incroyable prouesse de Georges Perec dans La disparition. Vous êtes, vous, en sens contraire, poursuivie par le « e » et ne cessez de le nommer. Je vous soupçonne même de l’appeler quand il n’est pas là, même si sa présence vous gêne un parfois. Ce « e » vous a d’ailleurs — il faut lui reconnaître ce talent — inspiré un très beau texte.

 

Hier soir, je me suis soudain souvenu très précisément d’un passage magnifique des Mots, de Sartre. Ce livre comporte malicieusement deux parties : Lire et Ecrire. Dans la première partie, le petit Jean-Paul qui ignore la lecture, pose sur les genoux de sa mère un petit livre après l’avoir flairé, palpé, ouvert « à la bonne page », bercé, embrassé et battu. Sa maman lui demande alors s’il veut qu’elle lui lise l’histoire des Fées. Il ouvre grand les yeux. Il ignore que cette histoire qu’elle lui raconte en le lavant dans sa baignoire se trouve là, dans ce petit volume. Il s’indigne presque que l’intimité qu’il vit avec sa maman au moment du bain puisse trouver sa source dans un livre! Et puis sa maman prend le livre et le lit… Attendez, je vais retrouver le livre pour faire parler Sartre. Il n’y a que lui pour donner ces mots là… Attendez…

 

Voilà, je les ai :

« Anne-Marie me fit asseoir en face d’elle sur ma petite chaise ; elle se pencha, baissa les paupières, s’endormit. De ce visage de statue sortit une voie de plâtre. Je perdis la tête : Qui racontait ? quoi ? et à qui ? Ma mère s’était absentée : pas un sourire, pas un signe de connivence, j’étais en exil. Et puis je ne reconnaissais pas son langage. Où prenait-elle cette assurance ? Au bout d’un instant j’avais compris : c’était le livre qui parlait. »

 

Je m’arrête là, même si la suite est selon moi, le récit de Noces de lecture selon Sartre… Il y a là, je trouve le même mystère que celui que vous révélez dans votre livre : celui de la lecture. Certes, vous êtes un peu plus grande que le petit Jean-Paul et pouvez jouir du fruit d’expériences qu’il n’a pas encore éprouvé. Néanmoins, je trouve de belles connivences entre ces textes.

 

J’aime le temps qui court dans Noces de lecture. Il est comme suspendu au cou des libellules. Il est calme et doux. Il y a là comme une éternité qui se tisse doucement. On peut lire et s’arrêter. On peut reprendre. Relire. Sans crainte. Le moment s’étire dans une éternelle présence.

Comme il n’y a pas vraiment de crime, il n’est pas nécessaire d’attraper l’assassin. Comme il n’y a pas vraiment de chute, il n’est pas nécessaire de s’y précipiter. Comme il n’y a pas vraiment d’histoire, il n’est pas nécessaire de courir vers la résolution de la conclusion.

Le temps est offert.

 

Ce que j’aime dans votre récit c’est qu’il s’invente perpétuellement et toujours. Il m’enchante.

 

Jean-Paul Andrieux