Roman kaléidoscopique, à l’image de la formation et de l’itinéraire de l’auteur, sinologue et diplomate en Asie : des milliers d’enfants sont pris du même rêve et chacun l’exprime par ses moyens, à l’unisson, avant l’événement qui s’annonce dans les lointaines Célèbes…

 

Dans cette belle présentation en papier ivoire et couverture à rabats, ce roman débute par un un bilan personnel du narrateur, chercheur au mythique Muséum National d’Histoire Naturelle qui jouxte le jardin des Plantes à Paris.

On y passe du chant du griot ( nom le poète au Sénégal ) au personnage Meg Leroy, qui dirige une ONG canadienne dans les Célèbes, à l’Est de l’Indonésie, dont l’auteur décrit les superbes bâtisses Toraja. Le décor est ainsi planté : international, et sous le sceau du rêve : « les griots rêvent beaucoup, naturellement. C’est comme cela, en dormant, qu’ils apprennent à nager dans les grands flots de la mémoire […] Rien n’étonne dans un rêve, le jour peut ainsi céder la place à la nuit en faisant l’économie d’un coucher de soleil. Les rêves vont toujours comme cela à l’essentiel et ne s’attardent pas sur les détails inutiles. C’est pourquoi ils nous paraissent si absurdes (pp.15-16) »…

 

Le Babiroussa

 

Le rêve, cette lanterne qui éclaire les méandres d’un inconscient immense que sages et poètes apprennent à explorer, à écouter voire à suivre, lie la plupart des protagonistes, à commencer par un griot qui fera lui aussi spécialement le voyage vers l’île asiatique.

 

Dans ce roman, ce sont surtout les enfants qui rêvent : au Finnmark, tout au Nord de la Norvège, le petit sourd-muet Kraïnik reproduit un immense Babiroussa qui n’est visible que depuis quelque hauteur, tels certains motifs tracés à Nazca.

En France, le petit Jules, à qui le roman est dédié du reste, n’as de cesse d’écrire sur le griot et le Babiroussa, feuille après feuille :


«Tantôt son esprit danse au milieu des étoiles,
Tantôt il pète et rit, et se gratte le poil.
L’enfant rouge est sa main, et moi je suis sa voix (p.66) »…

 

On n’est pas loin du « il n’est qu’un Dieu et Mohammed est son Prophète » ; c’est qu’en fait, ce ne dont pas deux ni trois ni dix enfants qui chantent le mystérieux Babiroussa, mais quelque cent mille à travers le monde !

Tous sentent confusément l’événement à venir, que chacun dessine ou décrit à sa façon, un peu comme les personnages de Rencontre du Troisième Type.

 

La couverture reproduit un babiroussa, un suidé des Célèbes dont la canines poussent tout au long de sa vie.

Or ledit grand événement en est justement le stade final : « ce soir, dit Sam, les défenses vont percer le front et le grand babiroussa va puiser dans la douleur du monde (p.140) »…

Une fois aux Célèbes, le narrateur, qui a découvert la vérité à force de croiser les indices, est le témoin de l’affrontement entre les défenseurs du Babiroussa et ses chasseurs plus soucieux d’en tirer profit. Ce roman, un conte qui pourrait parfaitement être donné à lire aux enfants pour peu qu’on l’élague et illustre de belles images, est une allégorie de l’amour spontané des enfants envers la Nature et ses animaux, par opposition à la convoitise défaite de cette humanité que la rationalité adulte relègue à de simples enfantillages : « tu n’es plus un enfant, non ! Tes yeux se sont fermés, tu ne distingues plus l’Ouest de l’Est, la fumée qui monte de la fumée qui descend ; tes mains corrompent ce qu’elles arrachent au cœur de la Tator et l’or que tu y puises, tu le transforme en plomb […] Dis-moi ! Qu’as-tu bâti ? insista Sam. Cette montagne t’a accueilli, t’a protégé, nourri, que lui as-tu offert en échange ? (p.135) »

 

Perles rares

 

Comme aurait dit le Petit Prince, les grandes personnes oublient vite l’écoute et l’émerveillement de l’enfant qu’elles furent chacune … Mais Pierre Fournier n’a pas oublié sa sensibilité d’antan : certains hommes, en effet, sont des enfants éternels. Et celui-ci a des amours secrètes : la musique, dont il cite des compositeurs méconnus ou oubliés : Ferrucio Busoni, Jean Cras ou Karl Goldmark dont seuls les mélomanes écoutent les œuvres, certaines n’existent qu’en un seul enregistrement disponible sur le commerce…

Enfin, indiquons la belle répartie des pages 107-108, et le beau chapitre X du Chant aux Etoiles :

 

« alors le babiroussa ferma doucement les paupières, et tandis que s’éteignait son regard bleu, le chant qui montait vers le ciel fit se rallumer les étoiles (p.155) »…

Philippe Cesse