Bruno Edmond fouille dans un voyage initiatique

“L’avenir est dans les œufs” (E. Ionesco)

Comme Blanchot l’a souligné l’écrivain parle toujours d’un désastre. Plus particulièrement à partir de lui-même, de son propre désastre. C’est pourquoi chacun d’eux peut dire comme Flaubert “ Madame Bovary c’est moi ” et pas forcément comme Sartre “ L’enfer c’est les autres ”. En effet la question de l’identité butte toujours sur la question de soi et de l’image qu’on s’en fait. Car si “ce que l’on voit c’est la tête dominante”, il en est d’autres, tournée en dedans “elles sont des paysages que nous ne connaissons pas et qui comme toutes les choses neuves, inconnues, peuvent effrayer, laisser froid, indifférent” tant on sent en elles du trop brûlant de leur inopportune présence et leur insistance sourde contre laquelle – hélas – on ne peut rien.

 

C’est là – comme Blanchot le note encore dans “ La littérature et le mal ” que l’homme découvre “ sa passivité et sa faiblesse ”.

C’est là que Bruno Edmond fouille dans un voyage initiatique.

 

Derrière l’apparente dimension fantastique de son voyage initiatique, il nous ramène à nos paysages les plus intimes et donc les plus étrangers à qui il donne dix-sept têtes, dix-sept figurations.

Il les nomme avec raison des “visages-peaux”.

D’abord parce que, Valéry nous l’a appris, le plus profond en l’homme c’est sa peau. Mais aussi parce que l’inconscient lui-même n’est qu’une peau qui sous les “bosses intérieures, les bosses des grands béliers de la cervelle, de tous ces grands animaux lents frappants au ralenti” et sous les aspérités des traumas prend diverses formes, divers hâles et cicatrices.

 

En ce récit ce sont les autres de l’auteur (ceux qui lui prennent la tête) qui font son œuvre et la nôtre.

L’auteur ne s’en protège plus : il les dévisage, les ouvre plutôt que, comme dans son premier roman, de se “changer en barque”.

Il sait en effet combien un des propos majeurs de la littérature est d’explorer l’alliage de nos têtes fendues ou pas, le fini infini de leurs attaches.

Rien ne sert de les nier, elles sont là, nous habitent plus que nous le croyons, elles nous font, nous défont, nous défoncent de leurs bosses en dedans.

Et pour Bruno Edmond on peut se demander si écrire un tel récit ce n’est pas tenter d’avoir raison de nos autres et de nos hôtes, d’essayer d’atteindre notre fond (si fond il y a).

 

Il pose de la sorte la question de l’existence et de la littérature : qui parle en nous, à qui et de qui ? Il a compris en outre combien notre identité fondamentale est de réversibilité.

Dans son récit il n’y va pas par quatre chemins mais par dix-sept en montrant qu’écrire c’est laisser pressentir ces “êtres qui frappent” mais semblent ne pas donner de coups.

Une telle approche nous permet de franchir notre “invisible frontière” à travers un effet de légende afin de donner d’autres figures non à mais de nos existences.

Le romancier ne fait donc que se débattre avec lui et il utilise toutes les forces de la fiction pour échapper à ses propres pièges et à ceux où l’auto-fiction ne cesse de tomber.

C’est donc une manière d’imager l’inconscient, d’en renverser les plans et les diagrammes. Les dix-sept têtes sont donc dix-sept images de lui-même au sein de l’altérité de son intimité.

 

Il ne s’agit pour autant d’images miroirs mais d’atteindre la vie comme puissance du dehors. Tandis que dans tout discours autobiographique l’écriture se heurte à une résistance et n’offre que la simple distribution dans le vide des mots, ici elle prend une dimension quasi mythologique.

Sortant de l’enfermement Bruno Edmond met du cortège dans sa propre représentation.

Par son langage il soumet l’intimité à une critique sous forme d’imagerie qui n’est pas seulement mentale mais figurale.

L’être surgit plus que dédoublé : il est multiplier et mis en demeure à l’extérieur de l’intérieur, libre et enchaîné, passager de lui-même, prisonnier de son passage.

C’est d’ailleurs ce que demandait Deleuze à la littérature lorsqu’il écrivait: “je ne me rencontre pas à l’extérieur, je trouve l’autre en moi” (in Foucauld, p. 105).

 

Surgit en conséquence un rapport de force avec soi, un pouvoir de s’affecter soi-même, un affect de soi par soi.

Le roman explore le non-rapport qui sépare soi de soi.

On peut ajouter que celui qui écrit une telle fiction n’est pas sûr que ce soit lui qui le fasse.

Mais peu importe. Au “que puis-je savoir de moi ?”, au “qui suis-je ?” la fiction offre non une ligne de démarcation.

Elle montre la vie dans ses plis, nos zones de subjectivation.

 

Ici nos “je” cachés ne font plus de surplis ils appartiennent à nos coutures.

 

J-Paul Gavard-Perret / REVUE PASSAGES D’ENCRE 2008