Dans le grand orgue de la littérature

En l’année 1965, un adolescent nommé Émilien Jargnoux, dégoûté ou débouté des couteaux et du sang par un père boucher à l’éloquence brutale, arrive à l’internat d’un collège religieux quelque part en Bretagne.

Suivant la promesse qu’il a faite à une tante (ou une espèce de fée marraine), il entreprend de tenir un journal de cette expérience.

 

 

Par un dérapage immédiat, le garçon dépayse le collège en Suisse, dans un paysage de fantaisie : un village alpestre pentu, une vieille abbaye, qui abrite internes (garçons) et demi-pensionnaires (filles) dans un bâtiment jouxtant un couvent de nonnes.

 

Prévenons le lecteur : ce journal de quelques mois s’écrit dans un style abracadabrant de perfection grammaticale, d’emphase et d’images à la fois convenues et délirantes, coupées de trivialités.

Manifestement ce garçon a tout lu, pêle-mêle : Le Grand Meaulnes, Rimbaud et Nerval, Aloysius Bertrand, Chateaubriand, Vildrac, Victor Hugo, André Breton…, sans doute aussi Gide et Proust, Aragon et La Montagne magique.

Et puis des morceaux de français ancien, de littérature latine tardive et de langue allemande. Comme de juste, Émilien a vu les films fantastiques en vigueur à son moment : Vigo, Murnau, Les Disparus de Saint-Agil, et autres.

Car cette retraite, aux camarades bâfreurs et éventuellement directeurs de conscience, au préfet de discipline inquisiteur, a aussi tout d’une Khâgne de province…

 

 

S’ensuit — tableaux, portraits, scènes, mystères et révélations — une histoire fabuleuse, une sorte de parade onirique, dont le héros est le vieil orgue abandonné de la chapelle, prénommé Ashley du nom de son facteur ancien, qui se réveille enfin avant d’expirer en un finale prodigieux, et dans lequel, nouvel éléphant de la Bastille, se réfugient les enfants terribles à la recherche de ses secrets.

C’est là, tel un organaute, que le collégien écrira les derniers événements de cette histoire et prophétisera que 1965 est bien l’année d’un commencement :

 

 

Je sais qu’un jour, quelque part dans une tribune solitaire, un autre clavier sera touché par une âme désolée, et montera un air, une invitation nouvelle à creuser les sons. Une voix humaine brisera le cours des siècles pétrifiés. Alors, je sais qu’il ne sera pas loin de nous, dans sa livrée de jacinthe, l’ange des musiques à venir.

 

 

Une fable donc, drolatique, truculente et ironique, sérieuse, dont le fin mot pourrait bien être l’histoire d’une vocation, le moment d’un éveil à la littérature : la véritable aventure ici racontée.

Ce serait alors un récit discrètement autobiographique, dans lequel Daniel Morvan livre, sous le voile d’une fiction débridée, le parcours d’un enfant qui croyait, de manière adéquate, que la littérature est une affaire de style, mais qui ne savait pas encore ce que c’est que le style ni son style, — qui croyait que c’est une espèce de profération endiablée et une imitation mêlée des grands auteurs.

 

Passé « les erreurs charmantes de [sa] jeunesse » puis l’école sévère de l’écriture que représente le journalisme — adieu les adverbes et adjectifs pharamineux, la syntaxe ampoulée et les feuilletons à épisodes que l’on se raconte à soi-même en gardant les vaches le jeudi ou aux vacances de Pâques —, et après plusieurs romans au lyrisme maîtrisé, Daniel Morvan peut revenir sur sa naissance à la littérature.

 

Se penchant sur ces défuntes années, il nous livre une farce ironique et tendre, montée de toutes pièces.

 

Pierre Campion / 11/02/2019