Des mots qui touchent, heurtent, nous malmènent aussi.

« Le ciel rosit. Jeanne rosit. Jeanne attend la fin de la nuit. Les yeux ouverts, elle murmure, on dirait une prière : « Eva-Jeanne Szlomowicz est née à Lublin, en Pologne, le 12 mars 1922. Aviva Glazov, sa mère était pianiste et Simon Szlomowicz, son père, universitaire… Eva-Jeanne Szlomovicz est née à Lublin… »

Rien de tel que cette litanie pour meubler ses insomnies. Depuis longtemps elle ne dort plus, elle veille, on ne sait jamais. Et quand par hasard elle s’assoupit, c’est le cœur battant qu’elle se réveille, hallucinée de silence, exilée d’elle-même. « Cela arrive, dit-on, à ceux qui sont morts plusieurs fois : ils ne s’y retrouvent plus dans leurs vies. »

 

Telle une litanie, on entre dans ce roman par le prisme d’une enfant  qui ne demande qu’à connaitre l’histoire de sa mère, une histoire qui fait d’elle une mère en pointillés, une mère semi-absente/présente, qui ne peut partager, ne peut vivre dans le réel et passer le relais, transmettre la vie, l’histoire familiale.

 

Mais comment transmettre quand le passé, le récit des ancêtres, de ceux qui sont partis de Pologne, ont traversé des plaines, des collines, des montagnes à dos et pieds, ceux qui sont arrivés sur une terre qu’ils croyaient non pas promises mais une terre, ceux qui ont connus les bruits des bottes, les peurs, la terreur, les suicides, les départs, l’exil volontaire, les mariages de raison, les naissances qui échappent…

 

Comment transmettre la lignée féminine à l’enfant, sa fille, quand Sarah, Aviva, Eva-Jeanne, Myriam hantent les souvenirs. Comment vivre avec des fantômes, comment survivre quand les souvenirs sont peuplés de ceux qui ne sont plus là mais qui existent dans les silences des murs, des corps, quand la vie a été une succession de bruits et de douleurs qui n’arrivent pas à s’exprimer, de dire, quand il faut un jour ouvrir le sac, laisser la parole se faire.

Comment raconter l’irracontable ?

 

Qui est Jeanne, qui est Eva ? Qui est Myriam ou encore Sarah ? Où sont-elles ? Que sont-elles devenues ? Où errent-elles dans les murs de cet appartement occupé par une vielle dame qui divague, erre elle aussi dans une ombre épaisse, dans « le vent qui pousse dans le ciel les nuages de la vie. »

Comment survivre à ce passé lourd quand la mémoire s’échappe à son tour, quand les mots se bousculent dans la tête, quand l’horreur revient avec force. Se taire, parler, faire face ou laisser à jamais le silence se dire ?

 

« Par la fenêtre ouverte parviennent des éclats de télévision, des rires, des cris, le bruit des vivants ne se tait jamais. Celui des morts non plus, pense Jeanne, et il est pire souvent. L’absence est la plus assourdissante des présences si l’on veut son avis. »

 

Des romans abordant ce sujet, celui de la parole des vivants, de la transmission de l’histoire familiale, personnelle, sont légion. Chacun d’entre nous recèle cette part d’héritage de non-dits, d’un silence qui plane sans que l’on sache réellement l’exprimer ou même le ressentir. Chacun d’entre nous reçoit un héritage brinquebalant, voyageant entre des conflits, des guerres, des chemins de croix ou de barbelés, des victoires et des fantômes qui n’arrivent pas à partir, qui nous obligent à vivre avec eux, avec le sac de nos aïeux.

 

Il m’a fallu du temps pour me pencher sur ces mots, sur le roman d’Elisabeth Laureau-Daull. Il m’a fallu du temps pour reconstruire cet arbre aux branches coupées, remettre des noms et des visages dans cette litanie familiale, dans ces silences qui se bousculent, ces cris qui sortent, ces mots qui ne laissent pas le souffle se reposer, se poser.

Des mots qui touchent, heurtent, nous malmènent aussi.

Une écriture ciselée, qui ne se laisse pas dompter facilement, digérer. Comme le temps, l’histoire que l’on connait pourtant mais où demeurent des secrets cachés que l’on découvre dans les murs, dans les silences, les plaies toujours ouvertes.

 

Une semaine après ce roman, les mots d’Elisabeth Laureau-Daull me restent en mémoire.

Il me reste ces vestiges, ces pans d’histoire qui nous construisent, nous bâtissent, nous donnent, contribuent à notre savoir.

Il faut du temps pour comprendre qu’entre les mots écrits, les murs détruits, les portes closes, notre histoire rejaillit.

Il faut du temps pour apercevoir que derrière les noms récités, les fantômes perçus, la vie et la lumière fusent.

L’enfance a besoin de repère pour devenir l’adulte qu’il espère. Son histoire personnelle, intime, en fait partie.

 

« Et l’ombre s’est épaissie » est une transmission, un héritage que l’on accepte enfin de livrer, de laisser partir, vaille que vaille, sachant que les fantômes se transmettent aussi.

Comme un supplice, une lettre, un vestige qu’il faut savoir exprimer, souffler lorsque la nuit tombe.

 

« Il arrive que les vannes du cerveau s’ouvrent inopinément et que la police du souvenir ne puisse plus rien contrôler, censurer ni réguler. »

 

Sabine Faulmeyer / Blog Le carré jaune