Il reste des territoires en jachère, la preuve !

Yves Elléouët, un bel exemple d’un « somptueux écart » en matière de poésie.

Ceux qui ne connaissent pas ce poète, disparu en 1975 à l’âge de 43 ans, sont excusables, car il a peu publié et n’a guère été réimprimé jusqu’à ce jour : de son vivant, La proue de la table, journal intemporel avec poèmes illustrés par Calder, et le récit Livre des rois de Bretagne (Gallimard, 1974) ; à titre posthume, Falc’hun, récit préfacé  par Michel  Leiris (Gallimard, 1976), et les poèmes Au pays de sel profond (éd. Bretagne, 1980) et Tête cruelle (éd. Calligrammes, 1982). C’est pourquoi la publication de Dans un pays de lointaine mémoire, qui regroupe l’essentiel de ses poèmes, ainsi que quelques inédits et une partie de sa correspondance avec André Breton (dont il épousa la fille), Michel Leiris, Georges Perros, Julien Gracq ou Patrick Grainville notamment, met en lumière l’un des poètes les plus inspirés et les plus originaux, issu de la rencontre d’une nouvelle génération avec le surréalisme au cours des années 1950. Voici comment Elléouët s’adresse à André Breton dans une première lettre de décembre 1955 : « Monsieur, C’est avec le désir de me joindre à vos Mystères que je vous écris. Le Surréalisme étant la seule voie menant à la Découverte. La seule lampe d’alchimiste allumée sur la nuit. » Il termine sa lettre par cette affirmation : « S’il m’est une famille spirituelle elle est au sein de votre groupe et certainement pas ailleurs ».

 

L’originalité d’Elléouët, c’est que, rompant avec la problématique « mots-idées » caressée par Paulhan, il donne aux objets les prérogatives généralement attribuées à l’image, non pas à la manière de Benjamin Péret qui les faisait se télescoper joyeusement, mais en leur insufflant une charge poétique « oblique » – de biais, disait l’autre – spécifique de son univers. Et c’est peut-être à cause de cela qu’Elléouët est surréaliste quand même, bien qu’il ne réponde pas a priori au désir de Breton, pour qui les images sont essentielles. En effet, il se placerait plutôt en position de susciter l’image par induction, pour qu’elle se forme – ou non – dans l’esprit du lecteur au lieu de lui être proposée, là, sur le papier, de manière irrévocable. L’amont du langage est bien présent, mais sous les mots, sous les objets, le mystère de l’image étant d’autant plus riche, donc plus clair, en termes d’évocation, ou de révélation, aux yeux du lecteur que c’est lui qui l’aura forgée pour partie en lui-même. Cette image à l’état latent n’ouvrirait-elle pas la voie à l’injonction prémonitoire de Ducasse : « La poésie sera faite par tous » ? Ainsi :

 

« la fenêtre crie

minuit

sur les toits

quand le renard lèche ses ongles »

 

ou bien :

 

« deux sœurs jumelles se regardent depuis vingt ans

de part et d’autre de la perspective absolue d’un tiroir »

 

ou encore :

 

« petit café-tabac

je m’y vois lamper jadis du vin fort

dans des grands verres

la pluie crible la vitre on lève la tête

tout est noir

un ruban de papier tue-mouche pend dans la

pénombre »

 

et puis :

 

« dans la rue s’est ouverte à midi

l’ombrelle des écolières

les lanternes de la proche nuit

s’allument ».

 

enfin, de ce poème inédit, écrit en 1956, peu après sa rencontre décisive avec celle qui deviendra sa femme, Aube :

 

« et quelque part un rideau tombe

et l’ancienne nuit

la nuit ancienne

voit sur son dernier théâtre

s’éteindre la rampe de sa vie

Aube mienne

Un nouveau sens est né »

 

On sent bien ce qui ne cadre pas vraiment avec un certain projet d’écriture surréaliste, puisqu’il n’y a pas là révélation « directe » par l’image, mais l’on perçoit en revanche le mouvement poétique qui permet de « rendre le langage à sa vraie vie […] en se portant d’un bond à la naissance du signifiant », comme disait André Breton. Il n’y aurait donc pas de « forme » poétique à privilégier plutôt qu’une autre, et le surréalisme ne saurait se limiter à l’imitation d’une certaine partie de lui-même, idéologiquement dominante donc restrictive, contrairement à ce que nombre de « bonnes volontés » s’imaginent encore. Finissons-en avec ceux qui transforment la poésie en langue de bois, de ce bois dont il est, dès lors, facile de fabriquer des cercueils… Il reste des territoires en jachère, la preuve !

 

Chez Yves Elléouët, l’image n’est pas aux premières loges, ou alors un peu en retrait, dans la pénombre, là où seuls brillent les diamants. C’est l’écart même qui existe entre la poésie de Jehan Mayoux – où l’image se déploie sans mesure, audacieusement – et celle d’Yves Elléouët – où elle se fraie sa voie avec une discrète persuasion, on vient de le voir – qui les rapproche de l’esprit du surréalisme, par les chemins secrets qu’il sait se ménager depuis toujours. L’un comme l’autre sont de vrais singuliers. C’est ainsi que se régénère le surréalisme au fil du temps, depuis ses origines : par la différence.

 

19 mai 2020
https://www.en-attendant-nadeau.fr/2020/05/19/poesie-surraliste-ecarts-mayoux/?fbclid=IwAR2ML7G2InfKApMV-Ke64gGUD9pJOnWprEgi-MsLy9DnEIS6vzTahEc1Gn0