Interview de Daniel Morvan par Marie-Hélène Prouteau, à propos de son livre L’Orgue du Sonnenberg

Daniel Morvan, après avoir placé votre roman précédent dans une presqu’île radieuse, vous placez L’orgue du Sonnenberg dans un décor alpestre à la fois réaliste et qui tient du paysage de fantaisie, une abbaye de facture toute habsbourgeoise et un décor de lac et de sommets qui enchantent. À quoi correspondent les lieux dans ce roman ?

 

Il est vrai que le cadre de l’action revêt toutes les apparences d’un décor de fantaisie, comme la toile de fond d’un opéra baroque, déconnecté du temps. Le Sonnenberg a quelque parenté avec le château de Manderley, décor de Rebecca. La vérité de l’histoire, c’est que le Sonnenberg, c’est l’enfer. Pour le décrire, il faut l’énergie des cimes, des glaciers. Il faut la magie de la montagne. Et une touche de roman populaire pour ne pas se sentir trop seul dans ce monde ultra-surveillé. Puisque l’année 1965 dont il est question, c’est un peu notre présent.

 

Votre roman frappe par son foisonnement, il mêle les époques par de nombreuses échappées débridées : les sixties, la Carthage romaine, une histoire de facteur d’orgue exilé au 18e siècle, le 20e siècle et la construction de l’abri antiatomique du Sonnenberg. C’est son côté très romanesque, baroque même. Comment se construit votre livre ou s’est construit ? D’où partez-vous ?

 

D’un orgue, d’une fascination pour celui des instruments qui, entre tous, semble parler tout seul, de loin. Un orgue réel, sauvé des lisiers, et devenu un instrument légendaire au coeur de la Bretagne, pour lequel les plus grands organistes font le voyage. C’est aussi un orgue mythique, une bête faramineuse qui vient remettre les pendules à l’heure et rappeler que nous sommes tout cela, la peur atomique, les jeux du cirque, Bob Dylan et la musique de Buxtehude, Bach et Telemann. La superposition des couches temporelles tient au fait que tout personnage est un noeud de cultures et d’histoires, qu’il aimerait défaire pour se sentir libre. L’histoire était d’abord situé en un lieu situé. Trop situé. Un excès de réel plombe une histoire, tue l’imagination. Mon éditeur, qui conservait quelques pénibles souvenirs d’un pensionnat religieux breton, m’a suggéré de dépayser l’histoire, comme on dit d’un procès. La chose s’est passée comme raconté dans le livre: Un nom a été recherché, qui sonnerait bien avec le mot “orgue”. Le Sonnenberg est sorti des pages du dictionnaire. Cette suggestion du Robert des noms propres était parfaite. Il a ensuite suffi de reconstruire la Suisse autour de ce nom. Un nouveau roman est sorti de ce nom.

 

Pouvez-vous nous parler de cet orgue “qui joue tout seul”? Quel lien entre celui qui semble être le personnage principal et la finalité du récit ? N’a-t-il pas un rôle d’initiateur dans ce roman d’apprentissage insolite ?

 

Oui, l’orgue est un instrument complexe, presque un être vivant, organique. On penche ici du côté des poupées articulées de Hans Bellmer, des automates terrifiants de Hoffmann, dotés d’inquiétante étrangeté, liée à la terreur nucléaire. Ashley est un monstre, dans lequel Emilien projette ses hantises d’adolescent. Toutes ces images de mutation, de métamorphose nocturne et de lycanthropie ont un rapport avec les élans de l’adolescence. On peut certes parler de roman d’apprentissage. D’apprentissage du roman, puisque le projet est d’offrir à la marraine Marthe un “journal spirituel”, un texte solide, quelque chose de vraiment adulte qui puisse la séduire (telle est la question). L’écriture part donc de ce sentiment que le réel est plus fort que l’écriture, mais qu’il faut l’affronter. Elle est aussi ce qui fait sortir le narrateur de l’enfance, le dote de parole, de liberté.

 

Le protagoniste Emilien Jargnoux est en effet un adolescent timide et gêné par son bégaiement. Il se réfugie dans les rêves, pour fuir le réel et ce père boucher qui a pour lui des visées de réussite sociale. Est-il représentatif de cet âge adolescent, de son énergie, de ses fantasmes ?

 

La construction d’un monde de rêve est peut-être aussi la réponse à l’enfermement et au prosaïsme d’un monde sous contrôle, qui fait bégayer Emilien. Le réel qu’on n’a pas soi-même élaboré en rêve est une chape de plomb. Emilien prépare son évasion mentale, il cherche des armes dans les livres, il tente de se construire un langage. L’orgue Ashley, soudain volubile après des années de mutisme, apparaît alors comme un allié de l’autre côté du mur. Ils semblent communiquer comme des prisonniers, par sons codés. Emilien s’éprouve comme enfant qui ne parle pas encore vraiment avec ses propres mots, mais tente d’adhérer au personnage qu’on lui impose – “j’étais un enfant, ce monstre que les adultes fabriquent avec leurs regrets” dit Sartre. Trouver la bonne histoire qu’attend Marthe, voilà une manière de ne plus être ce monstre.

 

D’un roman à l’autre, l’on retrouve chez vous l’idée d’une petite communauté presque en autarcie comme dans Lucia Antonia funambule. Pouvez-vous nous parler de celle du pensionnat Saint-Magloire ?

 

Cette communauté autarcique est celle dans laquelle naît et grandit un enfant des années soixante, transvasé d’un monde clos à l’autre (famille, internat), plus encore si cela se passe dans les campagnes d’un ouest infiniment retiré. Roman pastoral, antiquité idéale, préciosité, théâtralité, artifice, style alambiqué, goût des masques, défaut de réalité, appétence pour le grotesque, j’accepte tout, je plaide coupable : ce sont autant de définitions pouvant qualifier l’Orgue du Sonnenberg. Peut-on prétendre qu’on a choisi cet univers, délibérément, ou plutôt qu’on l’assume parce qu’il est celui où le hasard vous fait naître ? Que cet univers résulte de la rencontre d’un monde et d’une imagination? Je pense aujourd’hui pouvoir assumer cette propension à tout déformer, d’un livre à l’autre. l’univers clos a aussi cet avantage qu’il offre l’unité de lieu et densifie l’intrigue, la porte à incandescence.

 

L’imaginaire de l’abbaye telle qu’on la trouve dans Le Nom de la rose et dans les burgs et le romantisme allemands se mêle à l’imagerie des romans gothiques et fantastiques. Mais détourné sur un mode drolatique, onirique. On n’y croit pas vraiment à cet orgue qui joue tout seul. Y a-t-il chez vous dans l’écriture un côté jeu, fabulation ?

 

Le jeu rend le réel supportable. L’écriture est la continuation du jeu enfantin par d’autres moyens. L’orgue est un ogre, une idée, une transcendance, un principe de déstabilisation dans l’abbaye. La littérature populaire n’est pas exempte de responsabilité dans ce personnage. Auprès des fantômes à quatre épingles de Henry James, Ashley n’est-il pas cousin d’une certaine Plymouth Fury 1958 qui apparaît chez Stephen King ? Ce principe de fabulation est à la racine de l’activité infantile. Let’s pretend, dit Alice: on dirait que…

 

Ce roman met à nouveau en scène des jeunes filles fantaisistes, qui dansent dans le « corridor des images » derrière des masques en plâtre. On retrouve la place des exercices d’un corps funambule. A quoi correspond chez vous cet émerveillement pour la musique et la danse ?

 

 

Oui, les jeunes filles en fleurs reviennent, comme Les demoiselles de Rochefort autrefois à la télévision, à la manière d’un thème insistant. Pourtant cette histoire semblait devoir pencher totalement vers la figure paternelle et ses énigmes. Mais il était nécessaire d’introduire une funambule un peu drôle avec des bagues en toc, qui écrit dans une revue intitulée La luge ascendante. Sans cela, ce serait désespérément masculin. Et les thèmes reviennent, ils concourent sans doute à une sorte de mythe individuel qui s’impose, qu’on le veuille ou non. Songeons à l’anecdote où Michel Legrand révèle à Jacques Demy ce qu’il ne sait pas encore à propos d’un projet qu’il lui a confié : “Mais ton histoire, mon cher ami, ce n’est rien d’autre qu’une comédie musicale”. L’histoire, c’est Les parapluies de Cherbourg. Quelque chose de très audacieux. Il a osé la mièvrerie apparente pour mieux parler de son temps. Le langage en est certes emprunté au conte, à la comédie américaine, mais “au bout du conte” c’est une histoire universelle qui s’est imposée à Demy. Sans qu’il l’identifie tout de suite pour ce qu’elle était: un “musical”, genre suranné qu’il a renouvelé de fond en comble à travers le parlé-chanté.

 

 

Sans doute, mais derrière ces parades qui rappellent un opéra baroque, où est l’engagement de l’écrivain ? Où est le réel dans tout ceci ?

 

 

On s’engage dans la conscience des histoires qui nous traversent, en s’en rendant maître. Parler de l’engagement, ce serait aussi parler du possible “devenir révolutionnaire” d’Emilien Jargnoux, fils de boucher, bègue, liseur et écrivain pour sa marraine. Mais l’engagement est aussi dans l’arrière-plan des histoires. Ainsi celle du personnage de Sylvie jetée au couvent. Il semble venir d’un conte du dix-huitième siècle ? Il m’a été racontée par une voisine nantaise. Elle avait réellement vécu cela, être jetée au couvent après avoir été raflée à treize ans dans les rues par la police, pour subir des brimades jusqu’à sa majorité, comme d’autres jeunes prolétaires. Une telle histoire paraît déconnectée du réel, elle y prend racine. Nous pourrions certes nous inscrire dans le courant réaliste et raconter en détail l’histoire de Nicole, avec une neutralité feinte, qui prétendrait ne pas juger et n’en penserait pas moins, n’en fictionnerait que davantage. Je préfère l’inscrire dans une composition qui échappe aux critères du sacro-saint réalisme. On peut dire que c’est de la littérature gratuite, on peut aussi imaginer en Sylvie, la captive du Sonnenberg, la petite prolétaire de Nantes cloîtrée aux soeurs blanches.

 

Cette parade fantasque par la visualisation des scènes peut faire songer au cinéma, un art auquel vous avez déjà touché quand vous étiez étudiant à Saint-Cloud. Est-ce que cela pourrait donner matière à un film ?

 

Le cinéma qui m’intéressait, à une époque, était celui de Flaherty, de Dziga Vertov de Huillet et Straub. Aucun rapport avec le réalisme magique: C’était un cinéma du réel transfiguré par la fiction. Un film très âpre a d’ailleurs été tourné. Un essai sur la mort de la paysannerie, L’Assolement. On y voit un paysan réel devenir au fil des images comme un personnage, un héros tragique: transfiguration, donc. Certaines séquences trouvent une valeur au regard de ce que sont devenues les campagnes. L’onirisme du Sonnenberg appellerait le style Cronenberg ou David Lynch. Mais c’est à Dario Argento, en raison de son humour fantasque, que je demanderais des leçons. Il y aurait des mouvements de caméra subjective, au long du corridor des images. Oui, on se déplacerait comme à l’intérieur d’un organisme vivant, et les héros du film seraient pris par les sons, absorbés par leur interprétation. Oui, toutes les images conduiraient Emilien et Vivia Perpetua vers les sons, ils seraient les chemins de leur liberté.

 

 

Le Capital des Mots / Mardi 5 mars 2019