La page blanche du ciel

Le langage est la meilleure et la pire des choses. Non apprivoisé, il permet instantanément de déployer dans les teintes les plus variées et les plus inattendues, des délires, des fantasmes, des désirs et des contradictions libérateurs. La source de ce langage est sauvage. Il dépasse les mots, est émanation de l’inconscient et a la beauté des rêves.

Dompté, policé, corseté, il devient outil de communication, preuve de bonne volonté sociale, religion uniformisante et dès lors ne communique plus rien. Son apprivoisement lui fait perdre sa force créatrice et le cri cède la place au ronronnement.

 

Suffirait-il de se taire au milieu des bavards pour sortir de cette dialectique si peu dynamique ? En abandonnant le langage des mots, il n’est pas certain que l’on atteigne à la sagesse mais ce mutisme agit, communique et parle. Le silence écrase et provoque chez ceux qui le rencontre une peur panique, génératrice de nouvelles paroles. Les mots attirent d’autres mots voilà ce qui arrive quand seul le silence répond. Appliquant le principe des vases communicants, il suffirait de prononcer deux fois plus de mots pour combler le vide de celui qui se refuse à parler. Et révéler très souvent le vide qui habite celui qui s’astreint à parler.

 

La page blanche du ciel.

 

Alain, le narrateur du premier roman de l’écrivain nantais Marie-Hélène Bahain, se rend, deux fois par semaine à l’hôpital pour y visiter son père malade.

Ce vieil homme immobile oppose au bavardage de son avant-dernier fils un mur de silence à moitié provoqué par la maladie, à moitié volontaire. Seuls l’acuité du regard, le mouvement des doigts, le tressaillement d’une épaule peuvent être interprétés comme un message.

En moins de cent pages couvrant une saison, le monologue intérieur d’Alain fait penser, tout en en épuisant subtilement toutes les possibilités, à la fidélité d’un journal intime, à la passion d’un chemin de croix, à la libération d’une psychanalyse.

 

Chacun des dix-huit courts chapitres pourrait être un feuillet arraché à quelque carnet personnel. Sans ponctuation, avec un corpus de mots simples et volontairement limité, la pensée intime d’Alain se dévoile devant le silence du père. Après avoir tenté grâce aux mots de rattacher le malade à son passé actif, le fils parle de lui, de l’amour qu’il porte à son père et de ce qu’il lui reproche.

 

La force qui me permet de te parler de te dire ce qui habituellement ne se dit pas depuis le début je cherche d’où elle vient elle est née ici elle a pris les mots que l’on se dit à soi ceux du murmure intérieur les mots parfaitement libres.

 

Le poids de l’image paternelle, le fardeau des espoirs que celui-ci lègue à ses descendants, la fierté de se prolonger à travers un fils, bref, le pouvoir aliénant du père qui ne pourrait être aboli qu’en faisant soi-même des enfants, est décrit dans des paragraphes d’une beauté forte et envoûtante.

 

Chaque visite à l’hôpital est une épreuve qui marque une étape dans la compréhension de soi-même. C’est lorsque son père ne le regarde pas qu’Alain parle le mieux. Agacé par son silence, source intarissable d’interrogations, les secrets sont révélés, afin peut-être de provoquer une réaction. Avec des rituels proches de ceux d’une thérapie psychanalytique, Alain se rend visite et trouve les mots qui l’attachent à son père.

 

La mère décédée depuis longtemps, les autres frères affranchis des liens familiaux, Alain est le seul à accompagner le malade vers la mort. Face à la fenêtre de la chambre ouverte sur un ciel changeant, les yeux du fils apprennent à lire les mots que le silence trace sur les nuages, à la recherche de la trouée bleue. Dans des instants semblables, Alain se rend compte que chaque visite le rapproche de son père et l’éloigne des autres.

 

Ce père dont il réalise qu’il n’est que le reflet, a failli à sa mission la plus importante, lui apprendre la solitude. Cette ignorance-là rend impossible toute rencontre. Ayant fait de son fils sa femme, cet amour le prive de celui des autres, de Léa, d’Alice. L’unique et ultime révolte est de refuser de témoigner, de refuser de continuer à vivre pour perpétuer le souvenir de la jeunesse du père.

 

Les dernières phrases gainent tout un réseau de fils tendus à travers le livre en un précipité éblouissant et dévoilent une structure narrative admirablement maîtrisée, prometteuse d’autres plaisirs de lecture.

 

Laurent SIX