L’immensité de la lenteur

C’est un petit livre (moins 100 pages) mais un petit livre comme l’étaient Le Vieil Homme et la mer, Des Souris et des hommes, Les Petits chevaux de Tarquinia, Le Silence de la mer ou LAmant, autrement dit, un grand livre, comme il vous en passe peu entre les mains dans une vie de liseur.

 

Le narrateur, qui nous confie son histoire à travers ce récit, est un homme qui, pour des raisons dont il n’est pas fait mention, est devenu inséparable de son, canot au point de faire corps avec lui.

Tous deux ont élu domicile dans le bassin d’un grand port dont on apprend le nom à la dernière page. Sa vie dans ce canot sur ce bassin nocturne (le narrateur ne sort de son tunnel, une bouche d’égout, que la nuit) s’est organisée au fil des semaines, des saisons, des années : vie biologique, vie affective et libidinale, vie intellectuelle, vie contemplative, toutes également intenses.

 

Sa narration est essentiellement sensorielle, le narrateur a les sens constamment en alerte, la vue, le goût, l’odorat et l’ouïe sans cesse mobilisés.

 

Des événements étonnants surviennent de temps à autre dans l’immense monotonie de cette succession de nuits : un cycliste pédalant à toute vitesse sur le quai pique droit vers l’eau du bassin et s’y engloutit avec son vélo ; un taureau dont on ne sait pas très bien s’il est mort ou encore vivant vient une nuit à la rencontre de la barque, et s’unit à elle ; un vieux moribond affalé dans une charrette à bras, tirée par un jeune homme, apparaît une nuit et des nuits durant ira et viendra sur le quai en criant « comme c’est dur de mourir» ; le grand cargo noir aux hélices duquel il donne ses déchets à broyer; le gel qui saisit le bassin tout entier par une dure nuit d’hiver, emprisonnant les pattes des oiseaux de mer et quand ceux-ci prennent leur envol pour se dégager ils laissent leurs pattes dans la glace ; ou contraire la chaude nuit d’été durant laquelle le bassin tout entier se recouvre d’une marée de préservatifs remplis de sperme…

 

Le narrateur se tient au courant des affaires du monde : il lit les tracts qui périodiquement flottent sur l’eau du bassin. Dans sa caverne diurne, la compagne de ses jours est une petite bonne femme dont on ne sait trop s’il l’a dessinée ou s’il l’a décelée dans la patine et les fissures de la voûte de son tunnel.

Il lui dédie des mots soigneusement choisis. Il partage son tunnel avec des crabes étranges animaux, dit-il, qui ressemblent à des idées «agrémentés de pattes comme toute pensée rapide – agrémentés de pinces comme toute pensée profonde ». Nuit après nuit, le narrateur vit « l’immensité de la lenteur ».

Au fil lancinant de sa narration, il évoque « tous ces désirs sautant de mon passé comme des crapauds en plein dans ma cervelle… » Il rêve par fois qu’un jour, il foncera vers les quais d’un prodigieux coup de rame qui le fera bondir sur le sol ferme et il ramera, ses rames raclant le macadam à travers les rues et les boulevards.

 

Comme dans Les Saisons de Maurice Pons, l’auteur va si loin au-delà du pessimisme qu’il n’y a aucune désespérance dans son texte.

Comme celui des saisons, l’univers irrémédiable qu’il représente est une façon de mettre à distance ce monde qui est le nôtre et de nous le faire prendre en considération avec un oeil neuf, et ce faisant de nous renvoyer à cette idée si totalement utopique de Marx : « Le bonheur, c’est l’accord entre l’homme et le Cosmos. »

 

Cependant, si ce livre est une manière une leçon de morale, c’est aussi parce que c’est d’abord une leçon d’écriture.

 

On tremble alors un peu en attendant la suite : ce livre est le premier roman de l’auteur.

 

Ne passez pas à côté.

 

Gérard Prémel / Hopala !  n° 20 juillet-octobre 2005