L’’insoutenable silence de l’Autre

Marie-Hélène Bahain sort son premier roman : “La trouée bleue” aux éditions Diabase.

Un livre sans ponctuation, mais peuplé de pensées retenues prisonnières trop longtemps.

Des mots qui nous emmènent dans un univers intime et particulier.

Des maux qui nous sont si familiers.

 

Il est seize heures et jappréhende. Je vais rencontrer Marie-Hélène Bahain.

Mettre un visage sur tous ces mots. Peur que l’image ne jure avec celle que je m’étais faite. Qu’elle ne soit pas si « extraordinaire » que ç

. Et puis soudain, elle est là. Et elle doute, elle aussi.

C’est peut-être pour ça qu’elle est tout court, et qu’elle est vraie surtout.

«Je ne sais pas de quoi on va pouvoir parler Jai envie de penser que mon livre vous a tout dit, qu’il n’y a rien à ajouter ». Sauf que “la trouée bleue” est un long silence. Un silence que viennent épauler les sonorités de tous ces mots qui sortent enfin. « Nous avons tous des pensées sauvages. Des pensées qui n’ont pas de couvercle et qui nous échappent. ». Ces pensées, elle les a attrapées et maîtrisées.

 

Les fioritures gâchent l’instant

 

Alain, personnage principal du livre, a un immense pouvoir : celui d’être libre de dire, de ne pas avoir à contenir. Son père est aphasique, enfermé dans son mutisme. Et c’est justement ce mutisme qui a révélé le fils. DAlain, on ne sait presque rien. Trop peu d’incarnation de sa mémoire. Si l’auteur le voulait pourtant, elle nous dirait jusqu’à ce qu’il porte, parce qu’il a une vie propre. D’aucuns en seront quelque peu frustrés. Les autres comprendront. « Les fioritures gâchent l’instant, perturbent l’écoulement du flux des mots ». Expliquer, c’est s’arrêter et rompre la fluidité de la lecture. Dans ce livre, il ne doit pas y avoir de pause. Marie-Hélène Bahain nous invite à suivre le fil qui l’a elle-même guidée. Et ça créé quelque chose de particulier. Le lecteur a l’impression de partager une espèce d’intimité. « Mon roman n’est pas autobiographique », nous assure-t-elle. Les émotions semblent tellement brutes cependant, tellement ressenties qu’on peine à croire à une invention. C’est comme s’il s’agissait de l’extériorisation soudaine d’une nécessité : celle d’exorciser, de se décharger.

 

« Ce livre est le support d’un murmure intérieur. II est l’enchaînement de pensées intimes ». Ce murmure, c’est devenu un peu le sien. Marie-Hélène Bahain a fait du théâtre et ça se sent. Elle est écrivain, certes, mais aussi comédienne. « Quand je commence un livre, je pars avec un personnage et une idée. Petit à petit, j’investis le personnage. Lorsque j’écris, je suis Alain.» Quelque part pourtant, sous le monologue intérieur du personnage qu’elle incarne se cache le « je » de l’auteur. Mais ce « je » est un autre. Sous les traits de ce fils qui se raconte, émerge une femme qui réfléchit et sinterroge sans cesse.

 

Ce livre cristallise un intérêt pour la communication, le langage et la solitude. Avant de l’écrire, je n’étais pas certaine qu’il y ait une véritable communication. Je croyais que tout était interprétation. » Faute de réponses, Alain donne en effet sens au moindre geste, au plus indicible des mouvements de son père. Au début, ces mots qu’ils jettent le libèrent. Mais bientôt, ils vont le rapprocher de son père et de ce qui l’attend. Ce qu’il attend, c’est la seule chose dont on peut être sûr, la mort. Alain ne saurait douter, lui, de cette relation vitale qu’il entretient avec celui qui l’a mal aimé. Marie-Hélène Bahain, dans son rôle, trouve des réponses. “la trouée bleue” est une réflexion sur le langage. L’écrire l’a aidée à franchir des obstacles, à saisir ce que le langage établissait dans la rela­tion avec l’Autre. Cet Autre qui nous est si étranger.

 

Être seuls, mais suivre le fil ensemble

 

« Je crois que l’homme est profondément seul. On a l’impression de casser la solitude parfois, de la mitrailler même, mais il n’en est rien. Tous ce qu’on met en place pour loublier – l’amour en est une illustration – le prouve à chaque instant.» Alain est seul avec son père et le lecteur est seul avec Alain, mais ensemble, on suit le fil. Ce livre, qui est resté longtemps enfermé dans un placard, laisse libre cours aux interprétations. Quand son auteur l’a retrouvé, c’était pour le découvrir. Un choc. A ne plus savoir quoi en penser. D’ailleurs, les ressentis divergent énormément. Et cela n’est pas pour déplaire à son auteur « J’ai été étonnée de voir à quel point les lectures peuvent être différentes. Beaucoup par exemple ne réussissent pas à se résoudre à cette fin tragique ». II le faut bien pourtant. Ce murmure a le mérite de ne laisser personne indifférent. On entre dans une chambre d’hôpital et dans une musique pour ne plus en ressortir que vide, démuni. Le fil a rompu.

L’auteur elle-même avoue avoir été bouleversée par ce vide soudain, inattendu. Je suis partie avec un personnage qui m’a obsédée et je trouve au bout de cette aventure une catastrophe ». Alain est « sorti » de Marie-Hélène Bahain quand le flux des mots s’est arrêté, net. Aujourd’hui et alors qu’elle ne l’attendait plus, il revient. A son contact, l’actrice a avancé.

« L’écriture, c’est un surcroît d’existence, disait Del Castillo. Quand on y a goûté, on ne peut plus s’en passer.» Avec la parution de ce livre, Alain, qui parlait dans l’ombre, a rejoint avec douceur et élégance celle qui lui a donné la parole, l’espace de quatre-vingt onze pages. Le temps d’un silence, d’un absolu, de l’essentiel…

 

Anne-Hélène Dorison.