Un cri du cœur

Un cri du cœur. Le monde va mal ! C’est le chaos, nous dit Eve Lerner dans un essai percutant dont le souffle poétique fait le grand ménage dans tous nos désordres et malheurs contemporains.

 

« Nous sommes voués au chaos. Celui dont nous venons et celui que nous fabriquons ». La poétesse lorientaise ne cache pas qu’elle a surgi, elle-même, d’une forme de chaos : celui de la famille et de ses violences, prolongé par « le chaos de l’amour ». Mais le propos de son livre-brûlot est de pointer, avant tout, le chaos mondialisé. « Il se dégage du monde des odeurs de plus en plus insupportables, écrit-elle, ça sent l’abattoir ».

 

La liste est longue : guerres, massacres, viols, destruction de la nature… « On tire sur les Casques blancs, les hôpitaux, les écoles » (…) « Il y a des enfants-soldats dès 8 ans, il y a des filles mariées à 9 ans ». Elle ajoute : « Sur terre, prolifération des armes, dans les corps prolifération des cellules ». Une métastase qui lui fait dire que « le monde s’est délité ». La preuve ? « Les croyants n’adhèrent plus à leur foi, les cultures n’adhèrent plus aux sols, les paroles n’adhèrent plus aux actes ».

 

Comment ne pas penser ici au poète Armand Robin dénonçant « la fausse parole », quand Eve Lerner écrit précisément: « Le chaos construit les fausses valeurs et la fausse parole ». Elle cible donc tous les mensonges et leurs « ramifications délétères » mettant à jour le véritable drame qui se noue : « Ce qui s’éteint : la flamme de la petite bougie sur la barque de papier, les esprits hors-normes ou juste les esprits curieux. Ce qui se trame : l’obsolescence programmée des plus belles formes d’art et de pensée. Au grand jour – mais personne ne le voit – la défaite définitive d’une planète bleue » (à coup sûr celle de Paul Eluard qui était, comme on le sait, « bleue comme une orange »).

 

On pourrait s’arrêter à ce constat terrifiant. Mais se pose la question de la riposte, individuelle ou collective. La première tentation est de prendre le maquis, « se terrer dans le silence au fond du jardin, mais surviennent les tondeuses ». Eve Lerner croit à la « rébellion de l’écriture ». Elle propose de « gonfler le dard du poème, piquer le tyran au vif, faire flèche de tous mots ». Elle n’est pas loin de penser comme Jean-Pierre Siméon que La poésie sauvera le monde (Le Passeur, 2016). Car, dit-elle, « le poème est un aiguillon, un éperon ». Il est là pour « inventer un réel, inédit, inconnu, à venir ».

 

Ce brûlot poétique a été écrit avant l’apparition de la pandémie. Dans la postface de son livre, Eve Lerner prédit de nouveaux « chaos exceptionnels » liés à cette pandémie. Ce qui lui fait dire que « le chaos reste confiant ». Car « rien ne peut venir nous assurer que cette crise majeure va changer les manières de vivre et de faire ». Tout l’indique en effet.

 

 Pierre TANGUY