« Nous sommes voués au chaos. Celui dont nous venons et celui que nous fabriquons. »
Par ces deux phrases initiales, Eve Lerner nous plonge dans le vif du sujet. Par petites touches vivifiantes, de bonds en rebonds, ses petits paragraphes délicatement ciselés forment une réflexion buissonnante sur les phénomènes qui régissent le monde du vivant.
Dans ce petit livre d’une centaine de pages, Eve Lerner nous entraîne dans un va-et-vient entre un registre personnel, nourri de ses expériences « dans les brèches du chaos intérieur qui s’évasent en fissures puis en abîmes », et une vision plus globale étayée par de solides connaissances. D’une curiosité insatiable, elle explore ce que les découvertes scientifiques nous apprennent du chaos de l’univers et des particules, note que l’évolution du vivant provient elle-même de hasards perturbateurs. Elle note avec pertinence que, paradoxalement, l’injonction à l’ordre de la société (car « savoir faire de l’ordre était le garant de la réussite ») pousse celle-ci à s’appauvrir, s’amenuiser, se ratatiner, bref à se déliter dans encore plus de chaos. La pensée qui se fait cartésienne se prive en effet de ses ressources.
Evoquant les chaos engendrés par les guerres et les exterminations, et en particulier par l’holocauste, Eve Lerner part, en linguiste avertie, aux racines des mots de la violence. Cette violence sémantique insidieuse s’accompagne d’une inversion des valeurs jusqu’au plus profond du langage : « La perte de sens, plus encore que d’ordre social et culturel, est d’ordre anthrolomogique ».
Elle fait le constat que le chaos « par nature omniprésent et polymorphe », ruine, anéantit, décompose mais qu’il peut aussi restructurer, se métamorphoser, produire de l’harmonie et activer « l’intelligence collective », « nos visions » et la puissance de « l’imaginaire guérisseur ».
Eve Lerner nous livre là un livre essentiel à la croisée de la littérature et de nos questionnements fondamentaux. « L’harmonie pourrait-elle triompher ? » est sa conclusion ouverte à nos propres réflexions.
Marie-Josée Christien
revue “Spered Gouez / l’esprit sauvage”, fin octobre 2021