Une puissante évidence et d’une simplicité qui donnent au livre une grande hauteur

Atmosphère ! Atmosphère !

 

Voici un livre où l’atmosphère l’emporte sur le narratif (ce qui est rare car difficile).

 

Deux intérieurs, un extérieur.

À Paris. On est au temps de Charles X, et bientôt va surgir l’ombre de l’impératrice Eugénie.

 

Côté intérieur, deux logis qui rappellent les tableaux de Vuillard : atmosphère feutrée, tons vineux et sourds, lourdes tentures, sortes de serres dégageant un parfum douceâtre. Ici, Caroline, l’épouse solide, possessive et acariâtre ; là, Clotilde, une jeune femme adorée, frêle et intouchable, près de s’éteindre, tel un grand lis qui nous renvoie à Ophélie. Il y a aussi des servantes, des confidentes et des confidents (Émile Littré).

 

Côté extérieur, la rue nocturne avec ses pavés mouillés et gras, sillonnée d’omnibus à impériale, où l’on se hâte, allant d’un intérieur à l’autre.

 

Qui se hâte ?

 

Auguste Comte, le philosophe du positivisme, éperdu d’amour.

 

On est dans une tragédie antique. Les personnages, emmurés dans leurs tourments, aspirent à autre chose que ce qu’ils vivent ; les femmes plus précisément rêvent d’affranchissement, de grand air, de liberté.Mais la liberté bute sur l’amour. C’est que l’antagonisme entre la passion et la science bouleverse tout (rien de nouveau sous le soleil).

 

Et Auguste Comte est un émotif ; il est en proie à un système nerveux fragile et instable, à des émotions insurmontables qui lui coûtent la santé mentale.

 

On voit ainsi se démener dans ses contradictions (si touchant de ce fait) le positiviste désireux de se tenir à l’objectivité, or rattrapé par la subjectivité car partagé entre deux femmes, l’une à qui il dit : « Je deviens fou, à vivre avec vous », et qui justifie l’amour pour une autre, sa Divine (qualifiée par l’épouse de mijaurée, ce qu’elle n’est pas, loin de là) : « Il me fallait, pour être un parfait philosophe, une passion profonde ».

 

On voit s’exténuer le positiviste obsédé par une sociologie du progrès humain et hanté par l’abstrait auquel il veut conduire le concret, celui qui a écrit : « Dieu n’existe pas, seule existe l’Humanité ».

 

Et on voit le philosophe constater de guerre lasse : « L’homme qui n’a pas subi l’intime influence de la femme est un être incomplet. »

 

On voit deux femmes désireuses d’émancipation s’incliner devant la passion au détriment de l’émancipation – jusqu’à, un jour soudain, une fraternité qui les délivre.

 

En quoi, l’histoire, bien que se déroulant au XIXème siècle, est intemporelle.

C’est un texte vivant, bien amené, bien conduit. L’auteur tresse, sur la fine lame d’une écriture délicate et sobre, le sexe et l’esprit, l’intimité et la « physique sociale » (qui deviendra la sociologie), l’altruisme et l’égoïsme, la liberté et le manque de liberté, l’ « orageuse discussion des droits et la paisible détermination des devoirs », ainsi que l’idée, chère à Auguste Comte, que l’homme s’agite, mais que l’humanité le conduit.

 

Les dialogues des protagonistes sont parsemés de réflexions de l’auteur. « Il suffit de si peu pour ne pas aimer. » … « On ne peut pas toujours penser, mais on peut toujours aimer. » … « La volupté que lui procurait la haine de son mari la plongeait dans des extases qui dépassaient celles du lit. » … « Il n’y avait qu’elle pour ne pas savoir comment vivre pour bien vivre. » … « S’arrimer à une foi et en vivre. »

 

Tout cela, d’une puissante évidence et d’une simplicité qui donnent au livre une grande hauteur.

 

Claire Fourier

écrivaine