Yves Elléouët, un noteur.

Les poèmes de Yves Elléouët sont comme des instantanés, des photographies, presque des notes poétiques en vue de textes ultérieurs comme Perros pouvait prendre des notes en vue d’un livre à venir, jamais venu (seul le livre jumeau aura vu le jour…). Mais contrairement à Perros, il ne semblait pas laisser au vent toutes ces traces. Yves Elléouët savait certainement où iraient se nicher plus tard ces poèmes recollés.

 

Le domaine poétique, souvent considéré comme un lieu d’expérimentation, est sans doute pour lui lieu préparatoire comme Xavier Grall l’a écrit dans sa présentation des poèmes du recueil Au pays du sel profond : « Ce sont des scènes surréalistes, des petits tableaux crépusculaires, des voyances brèves. On dirait des exercices provisoires travaillés par l’auteur en vue des grandes proses futures, un jeu de tisons avant l’éclatement des fulgurations. »1

 

Il semble y avoir quelque chose dans l’écriture des poèmes qui rassure l’auteur, qui le cale, quelque chose qui lui permet de fixer des électrons libres qui seront ensuite saisis pour intégrer le noyau.

 

De son vivant, Yves Elléouët n’a vu édité qu’un seul volume de ses poèmes intitulé « La proue de la table » aux éditions du Soleil Noir en 1967, accompagné de sept eaux-fortes d’Alexander Calder. Après sa mort, deux volumes de poésie paraîtront : d’abord en 1979 « Au pays du sel profond » aux éditions Bretagnes, recueil qui reprenait l’essentiel des poèmes de 1967 enrichi de certains inédits, puis en 1982 « Tête cruelle » aux éditions Calligrammes, dernier recueil laissé par l’auteur qu’il destinait à la publication.

 

Du premier recueil au second l’évolution est nette. Pierre Jaouen (un de ses meilleurs amis) disait de lui qu’il était poète avant tout. Cette formule prend tout son sens ici : il est poète avant d’être écrivain, mais un avant du temps, comme s’il devait prendre la première température par ces tableaux poétiques.

 

Les spécialistes des deux récits soulignent, à juste titre, les collages bien plus nets dans « Livre des rois de Bretagne » que dans « Falc’hun »2. On pourrait dire également qu’un lecteur qui connaît « Livre des rois de Bretagne » saura identifier à la lecture de « Au pays du sel profond » le même auteur, alors que les poèmes de « Tête cruelle », écrits durant la même période que « Falc’hun », prennent une toute autre direction que le récit, comme si la poésie, contrairement au faucon, le retenait davantage. Il est assez inhabituel de constater le passage au figuratif après l’abstraction (ce qui fut pourtant son cas), il l’est tout autant de noter cet écart qui se creuse entre des poèmes qui semblent perdre tout lyrisme et les mouvements du langage qui au contraire se télescopent dans « Falc’hun », comme si la longueur faisait naître sous sa plume une autre plume (à notre connaissance, Yves Elléouët n’a écrit aucun « long » poème).

 

Nombre de critiques s’accordent à dire que les deux récits n’ont pas pris une ride depuis 40 ans, peu d’entre eux évoquent les poèmes. La très intéressante postface de Michel Dugué au volume de « Au pays du sel profond » peut étonner le lecteur d’aujourd’hui car il n’y est nullement fait mention des poèmes mais uniquement des récits. Alors pourquoi ce silence sur l’œuvre poétique ?

 

Rappelons-nous que les poèmes de Joyce ont sur-pris ses lecteurs par leur simplicité, leur manque d’invention pourrait-on dire, à la fois dans l’utilisation du langage mais aussi dans le choix des thèmes. Pourtant ils sont à présent l’objet d’études proprement dites et font partie intégrante de l’œuvre pour qui veut découvrir un portrait complet de l’écrivain3. On pourrait dire que l’ambition de ce livre est la même : faire découvrir au lecteur un portrait le plus complet possible de l’auteur des rois de Bretagne.

 

A partir de 1968 Yves Elléouët décide de mettre entre parenthèses son œuvre picturale afin de se consacrer uniquement à l’écriture du « Livre des rois de Bretagne ». Il n’arrêtera cependant jamais d’écrire des poèmes. Il aurait été fort intéressant d’apprendre de la bouche de l’écrivain quelle place tenait la poésie dans son travail. Je ne peux ici émettre qu’une hypothèse : Yves ne tenait pas de journal4, il n’a visiblement pas ressenti le besoin de narrer le quotidien comme l’ont fait de nombreux romanciers. Ses poèmes ne constituaient-ils pas son « journal » ? En ce sens, il est certain que pour le lecteur désireux d’entrer, ou plutôt de se perdre dans son œuvre, ils deviennent un élément essentiel à la compréhension du cheminement du langage, de son langage.

 

Dans la poésie d’Elléouët « tout se joue dans l’expression, comme si journal et poème se recouvraient et se laissaient reconnaître comme pré-texte, sorte de brouillon, d’ébauche à partir desquels se bâtiront les livres à venir. »5

 

Yves nous a laissé des clefs et il avait confié à Aube, sa femme, que c’était un jour la « jeunesse » qui ouvrirait les portes. Aussi donner à relire ou à lire tout simplement sa poésie, c’est offrir une première accessibilité à ce météore de la littérature, non pas « bretonne », association qui aurait comme tort de cataloguer une œuvre justement inclassable, mais de Bretagne certainement.

 

Tous ceux qui l’ont connu le présentaient comme un garçon bien plus intéressé par le tenancier du café du coin que par les soirées littéraires. A André Breton, qui lui avait reproché de ne pas venir plus souvent aux réunions des cafés-surréalistes, Yves répondait : « rien ne pousse à l’ombre des grands arbres ».

 

Ces hommes et ces femmes qui étaient ses personnages restent encore aujourd’hui bien trop souvent des oubliés, des « déments de L’Arrée » dont parlait Xavier Grall. Aussi cette œuvre qui vient de ce même peuple, qui a nourri chez l’écrivain un pays de jeunesse et plus tard un paysage mental – mais toujours un paysage réel –, doit retourner vers lui pour ne pas dire lui revenir.

 

Ronan Nédélec

 

1 Et parlez-moi de la Terre…, éditions Calligrammes, 1983, extrait tiré d’un billet de la revue Le Monde.

2 Falc’hun signifie faucon en breton.

3 Certains poèmes du récit « Finnegans wake » ont même été extraits du livre et un ensemble a été constitué comme recueil poétique : Les poèmes du Wake, édition La Nerthe, 2015. Dans un extrait de la préface écrite par Philippe Blanchon, on peut lire : « De nombreux lecteurs demeurent surpris que l’audacieux auteur d’Ulysse et de Finnegans Wake ait écrit des poèmes si “conventionnels”. » « Dans Finnegans Wake, plus que dans aucun autre livre, la partie contient le tout, c’est là son enjeu. Les allusions, références et prétextes de l’ensemble se “glissent” dans la plupart des séquences verbales. » « Ainsi, interpréter ces poèmes et les commenter, c’est entrer dans l’intégralité du livre et des livres de Joyce. Reprendre le sillon de ce rêve éveillé et merveilleux. Ce à quoi Joyce nous convie. » Tous ces arguments peuvent bien sûr être entendus, mais le lecteur a-t-il tant besoin de reconnaître son écrivain ? Qu’en serait-il si on extrayait les poèmes du Livre des rois de Bretagne ou de Falc’hun pour en faire un recueil ? Serait-ce rassurant ? Toujours est-il que ça n’a, ni pour Joyce ni pour Elléouët, été une demande de l’auteur et que c’est à partir de l’œuvre construite par ceux-ci que nous devons réfléchir et non pas à partir de reconstitutions.

4 Yves entreprit l’écriture d’un journal le 18 Mars 1951 – il avait donc tout juste 19 ans – pour clore cette expérience quelques jours plus tard (source Marc Le Gros « Lecture d’Yves Elléouët », catalogue Coop Breizh, rétrospective musée des Beaux-Arts de Quimper, 2009). On peut donc raisonnablement supposer qu’Yves ne s’était pas trouvé dans cette forme d’écriture.

5 Jacques André, exemplaire « Encres vives », 1983, page 8.